Sous un beau ciel bleu hivernal, Geneviève B. de l'ARDDS a organisé le 25 janvier 2022, pour notre plus grand plaisir, une visite guidée de la ganterie Xavier Rey-Jouvin à Grenoble.
Notre guide Sophie de l'Office du Tourisme de Grenoble nous convie devant la statue de Xavier Jouvin sur le quai St Laurent, face au pont de la citadelle construit en 1866, et au musée des Beaux-Arts inauguré par le premier ministre Édouard Balladur, le 29 janvier 1994.
Cet article s'inspire des riches commentaires de Sophie.
Xavier Jouvin est représenté tenant dans sa main gauche un emporte pièce métallique (la main de fer) et dans sa main droite un instrument de mesure.
Cette statue de Xavier Jouvin est due au sculpteur grenoblois Henri Marius Ding (né et mort à Grenoble/1844-1898). Il était professeur à l'École des beaux-arts de Grenoble. Son œuvre la plus connue est la Fontaine des trois ordres sur la place Notre-Dame à Grenoble qui rend hommage aux Dauphinois qui ont porté les prémices de la Révolution Française. Elle a été réalisée pour célébrer le centenaire des évènements de 1788, mais elle n'a été inaugurée qu'en août 1897.
La statue de Xavier Jouvin était à l'origine en bronze. Toutefois, le bronze a été récupéré par les allemands pendant la 2e guerre mondiale.
Depuis, elle a été sculptée à nouveau à l'identique, en pierre.
Avant de nous rendre à la ganterie, Sophie va mener nos pas dans le quartier St Laurent, nous conter l'histoire de la ganterie à Grenoble, nous faire découvrir les lieux typiques de ce quartier en lien avec la ganterie ainsi que les lieux fréquentés par Xavier Jouvin.
Depuis le Moyen Âge, Grenoble a été un centre de fabrication de gants, mais c'est surtout au XIXe siècle que la ganterie devient une industrie et l'activité principale d'une partie importante de la population grenobloise et ce, grâce à l'invention de "la main de fer" par Xavier Jouvin en 1834.
La spécificité du gant de Grenoble était l'utilisation de la peau de chevreaux, bien plus résistante et souple que celle d'agneaux.
A noter que la ville de Grenoble a été la capitale du gant de luxe jusque dans les années 1960.
Le quartier Saint Laurent est aussi l'un des quartiers les plus anciens de la ville, et c'est là qu'il y avait la manufacture Jouvin.
Saint Laurent était autrefois un petit faubourg qui s'était développé sur la rive droite de l'Isère, au pied de la Bastille, en dehors de l'enceinte romaine. Son origine remonte à l'époque gallo-romaine, au temps où Grenoble s'appelait encore Cularo.
Entre le IVe et le IXe siècle, un prieuré bénédictin y a été créé. Au XVIIIe et XIXe siècle c'est un quartier très peuplé. On y trouve réunis ici tous les métiers qui ont trait au travail de la peau : des mégisseries, des tanneries, des métayers, des gantiers... La ganterie Jouvin a compté jusqu'à 470 ouvriers.
Avant d'accéder au musée, nous faisons halte au N°2 de la rue St Laurent. C'est ici que le philosophe Jean-Jacques Rousseau (qui utilise par discrétion le pseudonyme de Renou) demeure du 11 juillet au 12 août 1768, chez son ami l'avocat et marchand gantier, Gaspard Bovier. Il a été accueilli par Gaspard Bovier alors qu'il était poursuivi par le Parlement de Paris pour la publication de l’Émile.
Ce bref séjour est évoqué par G. Bovier dans son "Journal" et par JJ Rousseau dans "les Rêveries du Promeneur Solitaire". Les deux amis ne se sont pas entendus, et JJ Rousseau s'est dit "déçu par les grenoblois" !
Dans la cour, la construction est à fleur de montagne. Après Gaspard Bovier, se sont installés ici le gantier Rouillon puis la famille de gantier, Perrin.
En 1857, Madame Auguste Perrin, enceinte de son huitième enfant, perd son mari alors notaire à La Mure (Isère). Elle décide de rejoindre Grenoble pour retrouver son frère, Camille Nicolet, marchand de fer dans cette ville. Elle installe sa famille dans un petit appartement de la rue Chenoise à Grenoble.
Pour faire face à ses besoins financiers, Madame Perrin travaille depuis son domicile pour les nombreuses petites ganteries de la ville. Elle a su conquérir une clientèle fidèle, qui aime les produits de haute qualité. Elle décide alors de créer sa propre maison de gants en 1860 avec deux de ses fils, Ferréol et Paul. L'entreprise connaît un essor rapide.
En 1873, Valérien, l'un des fils, crée un magasin chic sur la Quatrième Avenue de New York. De nombreux comptoirs de vente sont ensuite ouverts dans plusieurs pays : Angleterre, Canada, Australie. La maison embauche jusqu’à 6 000 personnes, dont la moitié à Grenoble.
Après la chute du gant de luxe, les Perrin est la seule famille qui a su s'adapter en créant les gants en tissu. La société Valisère voit le jour.
Valérien Perrin a habité rue de Turenne dans un castel néogothique en briques de ciment, construit en 1899 par les architectes Chatrousse et Ricoud.
L'ancienne ganterie accueille actuellement le lycée Pierre Termier au cœur de Grenoble.
En 1878, Madame Perrin se retire des affaires et laisse ses trois fils seuls aux commandes de la société, associés à parts égales. Madame Perrin s'éteint le 3 février 1886 à l'âge de 74 ans.
Nous continuons notre découverte de la rue St Laurent et arrivons devant la maison familiale de Lionel Terray. Lionel Terray est petit-fils de mégissier devenu tanneur puis gantier. Dans la seconde partie du XIXe siècle la ganterie Alphonse Terray figurait parmi les plus connues aux côtés des ganteries Jouvin, Perrin, Jay et Reynier. C'est la famille Perrin qui a racheté la ganterie Terray.
Lionel Terray est mort le 19 septembre 1965 aux arêtes du Gerbier dans le massif du Vercors.
Dans la maison du N° 40, Xavier Jouvin a été à l'école des Frères des écoles chrétiennes. Créée par Saint Jean-Baptiste de La Salle (1651-1719) qui a été un ecclésiastique innovateur dans le domaine de la pédagogie, et qui a consacré sa vie à éduquer les enfants pauvres. Il est le fondateur de l'institut des Frères des écoles chrétiennes.
En octobre 1713, Jean-Baptiste de La Salle passe par Grenoble et séjourne jusqu'au 10 août 1714 dans cette école du quartier Saint-Laurent qu'il a créé en 1707. Il donnera des cours aux écoliers pendant cette période.
Une rue perpendiculaire à la rue St Laurent porte le nom d'un ouvrier gantier, "André Chevallier". Celui-ci a été à l'origine de la toute première mutuelle de France en 1803 « La Mutuelle d’Entraide des Gantiers » .
Il est décidé que les gantiers versent 1% pour chaque douzaine de gants produits.
Xavier Jouvin, a été l’un des principaux contributeurs de la Mutuelle d’Entraide des Gantiers grenoblois. Suite au dépôt de son brevet en 1832, il obtient l’exclusivité de son procédé pour rendre la coupe des gants plus précise. Conscient que son système met en difficulté les coupeurs gantiers, il reverse à partir de 1841 une part des bénéfices de ses coupes à la Mutuelle (soit l’équivalent de deux salaires annuels d’ouvrier). Vers 1850, la Mutuelle comprenait 529 membres actifs sur 720 ouvriers gantiers. Elle a connu son apogée au Second Empire avec 800 membres titulaires en 1858 et 1200 en 1869.
Cette initiative fait école et de nouvelles associations voient le jour, ouvertes notamment aux cordonniers, aux peigneurs de chanvre et aux charpentiers.
Cette mutuelle est à l’origine du mouvement de l’Économie Sociale et Solidaire.
Nous arrivons devant l'ancienne manufacture des Gants Jouvin. C'est en janvier 1840 que Xavier Jouvin achète le Prieuré de l'église Saint-Laurent, où il travaillait déjà, pour la somme de 21 600 francs.
Xavier Jouvin (1801 -1844) est issu d'une dynastie de maîtres gantiers grenoblois. Il est le cadet du troisième mariage de Claude-Etienne Jouvin. Il est d'abord apprenti gantier chez son grand-oncle Hugues Jouvin à Grenoble et travaillera ensuite avec son père à Versailles et à Paris, avant de revenir à Grenoble en 1818-1820, pour étudier entre autres la mécanique et l'industrie textile avant de revenir à Paris.
Il s'est vite rendu compte qu'il y avait de l'incertitude et de l'approximation dans la méthode en usage pour la coupe des gants; il n'y avait pas deux paires de gants similaires. Les artisans gantiers travaillaient à vue et chaque paire prenait beaucoup de temps à découper.
Ses connaissances scientifiques l'incitent à étudier les relations mathématiques qui existent entre les mains. Il se rend pendant 10 ans à l'hôpital pour observer la forme des mains des malades et établir une échelle de pointure.
Il détermine ainsi 5 formes et 32 longueurs de mains différentes, qu'il classe en 322 types et 32 tailles. Il a inventé le calibre. Il dépose un brevet en 1832 et 1834 et obtient l'exclusivité de son système qui rend la coupe plus précise.
Il étudie aussi l'extensibilité et l'élasticité des peaux.
C'est en 1834 que Xavier Jouvin met au point la classification générale des différents types de main.
En 1835, Xavier Jouvin dépose une demande d'addition à son brevet de 1834, concernant la forme du pouce. Le pouce est cousu sans languette rapportée.
En 1836, il demande un 2e certificat d'addition à son certificat de 1834, il s'agit d'un additif qui donne tous les renseignements sur les calibres (longueur, largeur) et sur l'élasticité des peaux (largeurs des étavillons, c'est à dire des morceaux de cuir rectangulaires amincis, coupés et disposés pour confectionner un gant).
Cela permet de retrouver les règles de proportionnalités entre longueur et largeur des calibres et entre les différentes largeurs de l'étavillon pour un même calibre.
En 1837, il dépose un dernier certificat de perfectionnement qui lui est délivré en 1838. Il perfectionne son système avec la « main de fer », un emporte-pièce à la forme du calibre et une presse hydraulique qui permet de découper six gants à la fois.
L'emporte-pièce apporte une amélioration considérable car il remplace la coupe manuelle en suivant les contours du calibre. Cet emporte-pièce ou main de fer est une pièce complexe, de grande précision. Xavier Jouvin a dessiné les 25 emporte-pièces correspondant aux 25 calibres utilisés.
la main de fer ou emporte-pièce
la presse hydraulique
Il obtient une médaille de bronze à l'exposition industrielle de Paris de 1839 pour cette invention.
Les premiers travaux se font avec des moyens financiers faibles et dans l'indifférence générale. En 1839, à la date de la mise en service de l'emporte-pièce l'atelier employait 32 gantiers.
L'atelier en 1838
A la mort de son oncle et afin de faire face à la demande, il s'associe en 1839 avec son demi-frère aîné Claude-Joseph Jouvin, dit Claude pour une durée de 4 ans.
Avec l'exploitation des brevets leurs deux maisons de ganteries s'accroissent et s'enrichissent avec l'exclusivité "coupe Jouvin".
Claude s'occupe de la maison de Paris et commercialise la production des gants de son frère Xavier, selon le nouveau procédé.
La réussite financière de Xavier se concrétise avec l'achat en 1840 de tous les bâtiments de l'ancien prieuré de Saint Laurent, dont il va faire sa résidence et entreprendre des travaux pour y abriter ses ateliers.
La mécanique (taille, patron, emporte-pièce, grande série) entre donc dans la ganterie. Les gants deviennent alors moins chers, plus seyants et de meilleure qualité.
On passe de l'artisanat à l'industrie du gant. C'est avec son invention que l'industrie du gant devient l'activité principale de Grenoble au XIXe siècle qui devient capitale mondiale du gant.
En 1843, les ateliers sont en pleine prospérité. Une société est créée entre Xavier, son frère Claude et un associé Pierre Noël Doyon pour une durée de 10 ans dont la raison sociale est "Jouvin et Cie".
Aucune paire de gants ne pouvait être vendue sans porter à l'intérieur le timbre de la maison Jouvin.
Xavier ne bénéficie pas longtemps de cette prospérité car il décède le 3 mars 1844, un an après son mariage avec Julie-Thérèse Rey avec qui il a une fille unique, Adèle Marie Rose. Celle-ci épousa Édouard Rey, futur sénateur-maire de Grenoble, donnant ainsi le nom de Rey-Jouvin à sa famille.
La société va continuer avec Claude et Pierre Noël Doyon. Julie, la veuve de Xavier va montrer un caractère déterminé face aux deux associés. Elle va terminer les travaux de rénovation et faire valoir ses droits exclusifs de fendre les gants pour "Jouvin et Cie" et s'occuper elle-même de cette opération comme le faisait Xavier.
La manufacture "Jouvin et Cie" devient la plus importante de Grenoble et emploie plus de 1000 personnes, mais en 1849, les brevets tombent dans le domaine public et tout le monde peut donc se servir du "système Jouvin". Julie perd donc le droit exclusif de fendre les gants qu'elle avait dans la société "Jouvin et Cie" et perd également sa source de revenus, car les deux autres associés décident de se passer des services de Julie Jouvin en s'en tenant aux clauses strictes du contrat.
Le 8 août 1850, la Veuve de Xavier, rejetée par les deux autres associés, va créer avec son frère Louis Rey et un cousin de Xavier, Hugues Hyseberrier (dit Berrier) la société "Veuve Xavier Jouvin et Cie".
Mme Vve Xavier Jouvin née Julie-Thérèse Rey_vers 1820 par Diodore Raoult
Madame Veuve Xavier Jouvin née Julie-Thérèse Rey_1819-1891
La "Société Veuve Jouvin et Cie" va prendre une grande ampleur avec un magasin de vente à Paris et la fabrication des gants à Grenoble.
Elle se développe très vite et acquiert une renommée internationale, mais la concurrence entre les deux ateliers Jouvin devient de plus en plus âpre. Julie doit affronter de nombreux procès de la part de son beau-frère, Claude.
Par huissier, le 14 août 1851, Claude Jouvin et Pierre-Noël Doyon font défense à "Veuve Jouvin et Cie" et se disent propriétaires des brevets d'invention expirés en 1849 et interdisent à Julie Jouvin de se servir de la marque de fabrique Jouvin. Ils demandent la fermeture de l'établissement créé à Paris et demandent une indemnité de 50 000 francs. Julie Jouvin gagne ce procès et Claude Jouvin et Pierre-Noël Doyon sont obligés de rendre les médailles d'argent et d'or de 1844 et 1849 que le jury avait accordé à Claude Jouvin qui se faisait passer pour Xavier Jouvin.
Les hostilité continuent et en 1867, Julie adresse une note au jury de l'exposition dans laquelle elle accuse "Jouvin Doyon et Cie" de contrefaçons.
Après un des procès elle devient seule propriétaire de la marque "Gants Jouvin".
Plusieurs expositions (vienne, Santiago du Chili...) sont récompensées par des médailles d'or et des diplômes.
Elle va être à la tête d'une entreprise de plus de 100 personnes en atelier et 1200 couseuses à domicile, qui produiront environ 50 000 douzaines de paires de gants chaque année.
Jusqu'à sa mort en 1891, Julie s'occupera de la ganterie.
En 1866, sa fille se marie avec Edouard Rey, futur maire de Grenoble (élu en 1881), puis sénateur jusqu'à sa mort en 1901.
En 1870, il deviendra l'associé de "Veuve Jouvin et Cie" en remplacement du frère de Julie et de Hugues Berrier. Il va alors contribuer au développement de l'affaire.
Par la suite, trois petits-fils Xavier, Maurice et Charles Rey-Jouvin vont continuer la ganterie.
Nous avons ensuite visionné un film de 1997, qui nous explique toutes les étapes de la fabrication des gants : choix des peaux, les tests, la coupe, l'étaillonnage, la couture....
Nous voyons quels sont les outils utilisés : ciseaux, couteaux, doloirs, polisson, baguettes, machine à coudre...
A la fin du XIXe siècle les grands magasins apparaissent en France et à l'étranger. Ils vendent sur stock à leur clientèle. Ils ne pouvaient pas avoir en stock l'assortiment de toutes les pointures déterminées par le tableau de Xavier Jouvin. Le système de pointure est adopté et établi en fonction de la largeur de la main, exprimée en 1/4 de pouce pour une seule longueur de main. On établit alors 14 pointures allant du 5 3/4 au 10 1/2 au lieu des 320 pointures de Xavier Jouvin.
La 2e guerre mondiale va porter un rude coup aux gantiers grenoblois et à la ganterie Jouvin, et à partir des années 60 les changements de la mode féminine qui considère que le port du chapeau et des gants est désuet vont achever cette industrie de luxe.
Après avoir gantés tous les grands de ce monde (fournisseur de la cour Belge, anglaise... c'est l'arrière-petit-fils de Xavier Jouvin, Edouard Rey-Jouvin (1904-1995) qui va arrêter définitivement la fabrication des gants. Les magasins de Paris seront vendus. Les ateliers de Grenoble ferment définitivement leurs portes en 1964.
Pour autant, les locaux restent la propriété de la famille Jouvin-Rey, et en 2012, Maurice Rey-Jouvin, arrière-arrière-petit-fils de Xavier Jouvin ouvre le musée de la Ganterie dans les sous-sols datant du XVIe siècle.
Des quelques 150 ganteries existant au début du XXe siècle, employant environ 15 000 ouvriers et produisant plus de 1 000 000 de douzaines de paires de gants, il ne reste aujourd'hui qu'une seule ganterie à Fontaine dans la banlieue grenobloise c'est celle de Monsieur Jean Strazzeri, meilleur ouvrier de France qui aimerait continuer à faire vivre sa profession. Il ambitionne de créer un musée-école pour transmettre son savoir aux volontaires.
Les brevets de Xavier Jouvin ont révolutionné la fabrication des gants de peau et aujourd'hui encore, les gants de qualité sont fabriqués en utilisant la méthode appelé "système Jouvin".
La renommée de gants Jouvin est telle qu'à l'international les gants français s'appelaient des Jouvin. Dostoïevski, Balzac, Théophile Gautier...mentionnent dans leurs œuvres la finesse et la qualité des gants Jouvin.
Trois paires de gants Jouvin sont exposées au Metropolitan Museum de New York.
Texte de Paulette Gleyze
Photos de Paulette et Gérard Gleyze
Bravo. Nous irons visiter ce musée. bon soleil
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