vendredi 30 décembre 2022

Exposition Sam Szafran. Obsessions d'un peintre_Musée de l'Orangerie_11 novembre 2022


Le 11 novembre 2022, après notre visite au musée d'Orsay, où nous avons vu l'exposition Edward Munch
https://ballades-page3873.blogspot.com/2022/12/munch-un-poeme-de-vie-damour-et-de-mort.html

et celle consacrée à Rosa Bonheur
https://ballades-page3873.blogspot.com/2022/12/rosa-bonheur.html

nous nous rendons au musée de l'orangerie pour visiter l'exposition 
"Sam Szafran. Obsessions d'un peintre" 
qui se tient du 28 septembre 2022 au 16 janvier 2023.

Le musée de l'orangerie est situé dans le jardin des Tuileries, en bord de Seine, place de la Concorde. Il est rattaché depuis 2010 au musée d'Orsay.
La grande allée dans le jardin des Tuileries qui mène au musée

Les bords de Seine

Le bâtiment a été construit en 1852, sur les plans de l'architecte Firmin Bourgeois, pour y abriter les orangers du jardin des Tuileries. 
Le musée actuel a été achevé par son successeur, Louis Visconti.

Le musée de l'orangerie

Samuel Berger, de son nom d'artiste Sam Szafran, est né à Paris le 19 novembre 1934 et est décédé à Malakoff le 14 septembre 2019.
Il est le fils aîné de parents émigrés juifs polonais. 

Pendant la seconde guerre mondiale, il échappe à la rafle du Veld'hiv. Il se cache dans un premier temps chez des paysans dans le Loiret puis à Espalion dans l'Aveyron, dans une famille de Républicains espagnols.
A dix ans, il est brièvement interné au camp de Drancy d’où il est libéré par les Américains. Une grande partie de sa famille a été massacrée dans les camps nazis.
En 1947, il embarque à Marseille avec sa mère et sa sœur pour Melbourne en Australie, où ils sont accueillis par un oncle maternel.

À son retour en France en 1951, il vit chichement et travaille dans des ateliers de fortune. Après avoir tenté vainement de rentrer dans une école d'art, il suit quelques cours du soir de la ville de Paris.

Entre 1953 et 1958, il fréquente l’académie de la Grande-Chaumière à Paris où enseigne Henri Goetz. Il fait la connaissance de nombreux artistes et découvre les collages de Kurt Schwitters, les "matériologies" et "texturologies" de Jean Dubuffet, Hantaï et Bernard Réquichot.

Il réalise alors ses premières œuvres abstraites et premiers collages. 
Pour rendre hommage à sa grand-mère, il décide de signer du nom de Szafran.

Il pratique le dessin et le collage et créé son propre univers pictural.
James Lord écrit en 1987 à ce propos : "Voir Szafran nous montre comment le regard pense".

A partir des années 1960, il fait le choix de la figuration après sa rencontre avec Alberto Giacometti.

Il se marie en 1963 avec Lilette Keller. L'année suivante nait son fils Sébastien gravement handicapé.
Sam et Lilette dans leur jardin en 2012_Didier Gicquel

En 1965, Jacques Kerchache, collectionneur et marchand d'art français, spécialisé dans les arts premiers, organise la première exposition personnelle de Szafran qui rentre peu après à la galerie Claude Bernard qui le représentera le restant de sa vie.
Il se tient à l'écart des avant-gardistes et pratique des techniques passées de mode comme le pastel et l'aquarelle.
ses pastels

Sam Szafran, peint le monde qui l'entoure : ses ateliers qui reflètent ses états psychiques, l'imprimerie Bellini, des escaliers en colimaçons devenus des labyrinthes, des espaces envahis par la végétation, des boîtes de pastel métamorphosées par un jeu de perspective.
En 1969-1970, il occupe pendant quelques mois un atelier situé rue du Champ-de-Mars qui va lui inspirer une des premières séries au fusain. 
Avec ses tréteaux, chevalets, chaises, cadres, l'atelier est dans un état de chaos, ravagé par la tempête, inondé par la pluie ou sous les flocons de neige, métaphores de la psychologie changeante de l'artiste.

En 1974, il s'installe définitivement à Malakoff dans une ancienne fonderie de métaux. Il commence l'aquarelle et l'associe au pastel.

En 1977 et 1978, il réalise ses premières grandes aquarelles sur ses thèmes de prédilection : Ateliers, Serres et Escaliers.

A partir des années 1980 c'est la consécration.
En 1982, quatre pastels sont montrés à la biennale de Venise. En 1993, il reçoit le grand prix des Arts de la ville de Paris.
Vers 1987, il commence à combiner le pastel et l’aquarelle, le sec et le mouillé. 

À partir de 1999, il aborde certains grands Paysages urbains.
Ses oeuvres s'agrandissent, il adopte la soie chinoise comme support pour ses aquarelles et peint des paysages de grands formats.

En 1999, une première rétrospective lui est consacrée à la fondation Pierre Gianadda à Martigny en Suisse, puis à la Fondation Maeght à Saint Paul de Vence.

En 2000, Sam Szafran est invité pour la première fois dans un musée parisien à accrocher des pastels et aquarelles sur le thème de "L'Atelier dans l'atelier Intérieurs et escaliers"

En 2006, il conçoit deux céramiques monumentales avec le céramiste Jean Gardy Artigas pour la fondation Gianadda.

En 2010, il est invité par le musée Max Ernst en Allemagne.
Il est promu la même année commandeur de l'ordre des Arts et lettres.

Il décède le 14 septembre 2019 à l'âge de 84 ans.

Sam Szafran

L'exposition proposée à l'Orangerie s'ouvre sur la représentation des ateliers qu'il occupe à Paris et celui qu'il achète à Malakoff. 
Ce motif qu'il représentera toute sa vie en changeant son point de vue, sa facture et le rythme de la composition, forme une série qui devient un sujet d'introspection.
Scrutés et analysés ces lieux fournissent de nombreuses facettes.

Ses premiers grands fusains noirs aux traits précis, montrent le chaos et le désordre des ateliers, tel l'atelier de la rue Crussol petit espace prêté par le peintre américain Irving Petlin.

Le dessin décrit avec précision le désordre et l'anarchie de l'atelier.
L'atelier de la rue du Champ-de-Mars_1970_fusain sur papier_collection particulière

L'atelier de la rue du Champ-de-Mars (homme allongé)_mars 1970_fusain sur papier_collection particulière

L'atelier de la rue du Champ-de-Mars (second orage)_1969-1970_fusain sur papier_collection particulière

L'atelier de la rue de Crussol_1969_fusain sur papier

L'atelier de la rue de Crussol_1969_fusain sur papier_New-York, Louis Dreyfus Family collection

Sam Szafran écrit en 2000 : "Les différents états d'ordre et de désordre de cet atelier à travers les onze variations qu'il m'a inspirées - ton général, lumière du jour, lueur de la nuit, compositions ordonnées ou déchiquetées - expriment la palette d'émotions vives qui étaient les miennes en ce moment, allant de la stabilité relative, sinon de la sérénité à la colère et au drame passionnel le plus aigu"
Interior II, l'atelier de la rue de Cussol_mai 1972_pastel sur calque contrecollé" sur carton_New-York, the Metropolitan Museum of Art_Jacques et Natacha Gelman collection_1998

L'atelier de la rue Crussol_février-mars 1972_pastel sur calque contrecollé sur carton_collection particulière

L'atelier de la rue Crussol_avril 1972_pastel sur calque contrecollé sur carton_collection particulière

L'atelier de la rue Crussol_février 1972_pastel sur calque contrecollé sur carton_collection particulière

En 1970, Szafran a repris avec des associés une ancienne fabrique de lithographies au 83 Faubourg St Denis, l'imprimerie Bellini.
C'est là qu'ont été imprimées à la fin du XIXe siècle des lithographies de Steinlen, Toulouse Lautrec... puis des affiches de cinéma.
Cette imprimerie inspire à Szafran une grande série de vues de l'atelier. On arpente avec lui l'imprimerie du rez-de-chaussée au sous-sol.

Cette série est plus narrative, il compose de véritables scènes. Elles témoignent d'une époque et de l'ambiance qui régnait dans l'atelier. Certains pastels montrent les machines et les hommes au travail.
Imprimerie Bellini_juillet 1972_pastel sur calque contrecollé sur carton_collection particulière

Imprimerie Bellini_juillet-septembre 1972_pastel sur calque contrecollé sur carton_collection particulière

Imprimerie Bellini_1972_pastel sur papier _collection Irène et Jacques Elbaz

Imprimerie Bellini_juillet-septembre 1972_pastel sur papier_collection particulière

L'escalier Bellini_1974_pastel sur papier_collection particulière

Les pastels placées au bas de l'escalier dans la lumière, resplendissent comme des trésors.
Imprimerie Bellini_1972_pastel sur papier_collection particulière

L'imprimerie Bellini avec le peintre Olivier O. Olivier_1974_pastel sur calque contrecollé sur carton_collection particulière

Imprimerie Bellini_juillet-septembre 1972_pastel sur calque contrecollé sur carton_collection particulière

Imprimerie Bellini_1972-1974_pastel sur calque contrecollé sur carton_collection Jacques Elbaz

L'imprimerie Bellini_1972_pastel sur papier_collection Jacques Elbaz

Le motif de l'Escalier est aussi au cœur de l'oeuvre de Sam Szafran et de sa vie personnelle. 
Il se souvient avoir été suspendu dans le vide d'une cage d'escalier par son oncle, le menaçant de le lâcher alors qu'il était enfant.
Il écrit : "Personne avant moi, n'avait fait des escaliers, et moi j'ai toujours vécu dans les escaliers; c'est le côté territorial, physique, la survie, les petites bandes de mômes qui tiennent le territoire"
L'escalier Bellini_juillet-septembre 1972_pastel sur papier_Paris, galerie DIL, collection Arlette Boumendil

L'imprimerie Bellini_juillet-septembre 1972_pastel sur papier_collection particulière

En 1972, Szafran réalise le dessin d'un escalier situé au 54 rue de Seine. 
C'est là qu'habite le poète Fouad El-Etr, éditeur de la revue de poésie "La Délirante". Pour illustrer le numéro Fouad El-Etr a proposé à Szafran de représenter le palier devant son appartement.

Le thème de l'escalier est devenu celui d'une des plus grandes séries de Szafran.
En multipliant les Escaliers, il se livre à des expériences au travers desquelles il cherche à mettre en lumière les mécanismes de la vision, en remettant en cause les lois de la perspective. Il dit : " Une interprétation vertigineuse, en illusions d'optique, des perspectives traditionnelles -européennes ou arabe- que je n'ai en vérité jamais apprises".

En distordant l'espace, il traduit la sensation de vertige et de chute.
Szafran a expliqué comment il a procédé pour représenter l'espace de cage d'escalier : "A un moment donné, tout ce qui était très sombre devenait très clair, et tout ce qui était très clair devenait très sombre. Alors, pour pouvoir faire l'ensemble, je me suis mis à bouger. J'étais obligé de m'identifier à une araignée, qui monte, qui descend au bout de son fil, dans la cage d'escalier, qui peut voir par dessous et par dessus. Et donc j'ai commencé à me mobiliser, comme si j'étais une caméra, à bouger, à tourner..."

Henri Cartier-Bresson écrit en 1988 : "Sam pour moi, c'est l'intelligence acrobatique, le cœur en fusion et la déraison fulgurante".
Escalier de la Délirante_1972_fusain sur papier_collection Fouad El-Etr

Escalier_1974_pastel sur papier_collection particulière

Escalier de la rue de Seine_1975_fusain sur papier_collection Stephane Dykman

Escalier 54 rue de Seine_1974_fusain sur papier_collection particulière

Sans titre (escalier rue de Seine)_1981_pastel sur papier_collection Josette, Jean-Claude et Bernard Weill

Escalier_1981-1982_Pastel sur papier_collection Pierre Boudriot

Escalier_1980_pastel sur papier_collection particulière

Sans titre_1993_aquarelle sur soie_collection particulière

Escalier avec Jacques Kerchache, François Barbâtre et l'artiste_1993_aquarelle sur soie_collection particulière

A partir des années 1990, il va mener de nouvelles expériences tournées vers l'extérieur et va peindre la ville.
Il utilise l'aquarelle et peint sur soie. C'est l'artiste chinois Sze To Lap qui lui fait découvrir cette technique. Il peint sur des surfaces de plus en plus grandes et conjugue l'espace, le temps et le mouvement.
"Et puis il y a la rue. De plus en plus, le paysage urbain m'intéresse. je remarque d'ailleurs qu'en peinture il y a beaucoup de choses à faire, qui n'ont pas encore été faites."
Sans titre_2012_aquarelle et pastel sur soie_Paris, galerie Claude Bernard

L'escalier devient parfois non plus un objet du quotidien mais un objet de contemplation quasi abstrait.
Escalier avec rampe et fenêtre_1990-1992_aquarelle sur soie_collection Irène et Jacques Elbaz

Escalier avec rampe et fenêtre_1990-1992_aquarelle sur soie_collection Irène et jacques Elbaz

Szafran, admirateur de l'écrivain Georges Perec (1936-1982), travaille dans ses paysages urbains les mêmes thèmes que l'écrivain :"l'espace de notre vie n'est ni continu, ni infini, ni homogène, ni isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se déconnecte et où il se rassemble ? (Espèces d'espaces-1974-Georges Perec).
Sans tire (Malakoff)_2013_aquarelle sur soie_Paris, galerie Claude Bernard

Sans titre (rue de Seine)_1997-1998_aquarelle sur soie_collection particulière

Au printemps 1966, le peintre chinois Zao Wou-ki prête son atelier parisien à Szafran.
Szafran va faire une découverte décisive dans cet atelier : "Jai été absolument incapable d'y travailler. J'étais fasciné par un magnifique philodendron qui resplendissait sous la verrière et qu'il m'était impossible de dessiner. Cette impuissance était devenue une obsession."
Pendant le restant de sa carrière, il a remis inlassablement sur le métier la représentation de plantes, principalement de "philodendrons monstera" et des "aralias". Les feuillages sont foisonnants.
Pour cette représentation des plantes, il utilisera d'abord le pastel et le fusain dans un jeu de contraste du noir et du bleu, puis ce sera la série de feuillages bleus, peu abondante, où la feuille est l'objet de répétition et la multiplication. Seule une présence humaine dans ces compositions donne un effet d'ouverture.
La série des pastels bleus constitue un ensemble mystérieux. Szafran recouvre d'abord une feuille de pastel broyé puis travaille en transférant la couleur sur le support de la composition. En répétant ce geste, il crée une forêt de feuilles entrelacées, une jungle dense, impénétrable, irréelle.

En 1976, Arrabal  écrit dans "Le Panique"  : "Ne cherchez pas de l'ordre dans son oeuvre : sa cohérence est fortuite comme celle de la nature".
A la fin des années 1970, Szafran commence à travailler à l'aquarelle. 
Travailler le sec (le pastel) et le mouillé (l'aquarelle) est un défi chez lui et il le consacre essentiellement à la série des plantes.
Personnage dans la végétation_octobre 1971_pastel et fusain sur papier_collection particulière


Lilette dans les feuillages_1976_pastel sur papier_collection particulière

Feuillages avec escalier et boîtes de pastel (plantes, philodendron, escalier)_1978_pastel et fusain sur papier_The William Louis-Dreyfus Foundation

Sans titre (Jean Paget dans les feuillages)_juillet 1971_pastel sur calque contrecollé sur carton_collection particulière, Courtesy galerie Claude Bernard

détail

Feuillages avec personnage_1984_pastel sur carton_collection particulière


Feuillages_1986-1989_aqurelle sur papier_collection particulière

Szafran décrit son hommage à son ami Jean Clair, membre de l'Académie française comme "une expérience métaphorique liée à l'exposition que Jean Clair a organisée sur l'idée du ciel, du cosmos, de l'espace, de la lumière, idée qu'on retrouve dans la peinture au cours des siècles... On retrouve dans ce projet ce que j'aime, à savoir le mélange des disciplines entre les scientifiques et les artistes."
Hommage à Jean Clair pour son exposition "le cosmos"_2012_aquarelle et pastel sur soie_collection particulière

Sans titre_1989_aquarelle sur papier_collection Julia Louis-Dreyfus et Brad Hall

Lilette dans l'atelier_1997-1998_aquarelle sur papier_collection particulière

Végétation dans l'atelier_1980_aquarelle et pastel sur papier_collection particulière

détail

Claude Bernard, le marchand d'art de Szafran depuis 1965, l'invite régulièrement à travailler en Touraine dans sa maison de campagne, "La Besnardière". Dans le jardin d'hiver, les premières compositions au fusain et au pastel comprennent des philodendrons et des aralias.
Végétation à la Besnardière_1968-1969_pastel et fusain sur papier_collection Lilette Szafran

Cette rétrospective proposée par le musée de l'orangerie sur l'oeuvre de Sam Szafran centrée sur les ateliers, les escaliers, des vues de villes et des feuillages est absolument étourdissante. 
Certains tableaux d'escaliers donnent le vertige, le chaos des ateliers est déroutant, les intérieurs envahis et saturés par les plantes sont troublants.

L'ensemble est prenant, énigmatique, mystérieux presque ésotérique.

C'est une exposition magnifique et l'occasion d'une très belle découverte de ce grand artiste.


Texte : Paulette Gleyze

Photos : Anne, Paulette et Gérard Gleyze